CHAPITRE II
Zorah était de plus en plus étrange. Musilla se le répétait sans cesse. A chaque fois que la fée émergeait du vaisseau des Anciens, elle paraissait plus insolite. Ce n’était pas du tout la même créature que celle qui, dans une autre vie, avait emmené l’ancienne concubine de Kohr en un monde parallèle afin qu’elle s’offre en sacrifice à un dragon puis qui l’avait fait revivre, à la fois chair et esprit, fantôme et femme. Musilla ne pouvait comprendre le millième de ce que savait Zorah. Elle était par trop ignare. Mais elle s’était tout de même rendu compte qu’au cours de ses longues retraites consacrées à l’étude, la magicienne avait découvert quelque chose sur la nature des Anciens, qui lui avait fait perdre à peu près tout le respect qu’en fidèle Dame d’Alkoviak, elle aurait dû leur porter. Jusqu’à sa façon de s’exprimer qui avait changé.
Ce jour, c’était à la fois plus saisissant et plus subtil. Musilla dut observer son amie pendant un bon moment avant de réaliser ce qui l’avait frappée à l’instant où elle émergeait du sol, près de la fontaine.
Zorah avait grandi !
La fée se tourna vers sa compagne et lui dit en riant :
— Eh oui ! J’ai décidé de changer de look !
Musilla n’était pas étonnée que Zorah devine ses pensées. Elle avait l’habitude. Mais l’expression « changer de look » la plongea dans des abîmes de perplexité. Zorah haussa les épaules.
— Je m’étais toujours demandée pourquoi les Anciens avaient décidé de me donner un cul et des nichons de bonne femme tout en me laissant la taille d’une gamine de douze ans... Maintenant, j’ai compris que c’était simplement pour déconner. Mais qu’on déconne à mes dépens, ça ne m’amuse pas. Alors...
Elle fit aller ses mains de ses épaules à ses cuisses, avec un petit air satisfait.
— Simple manipulation génético-hormonale, commenta-t-elle. Je me suis donné une demi-tête de plus. Ça ne me va pas ?
Musilla hocha la tête. Elle n’avait bien sûr pas compris une seule parole de cette explication.
— Et t’as encore rien vu, reprit la fée.
Zorah parut se concentrer. Il y eut un tourbillon et des vêtements se matérialisèrent sur une pierre plate, à côté de la fontaine. Son amie étouffa un cri d’admiration. Elle ne se ferait jamais à ce pouvoir de la fée de créer des objets par le simple effet de sa volonté.
Avec de petits grognements de satisfaction, Zorah enfila l’espèce de pantalon moulant, et la tunique ornée de dessins représentant des garçons étranges montés sur de curieuses machines à roues. Puis elle enfonça ses pieds dans de drôles de chaussures blanches à lacets.
— Sweat-shirt, jean et baskets ! déclara-t-elle en souriant de toutes ses dents. C’est chouette, hein ?
— Ma foi... C’est très différent des robes tehlanes.
— Tu parles !
Zorah riait à s’en tenir les côtes.
— C’est plus pratique pour se balader en forêt !
Reprenant son sérieux, elle s’approcha de Musilla, la prit par l’épaule. Toutes deux se mirent en marche sur le chemin qui menait à la hutte de la fée.
— Franchement, dit encore la magicienne, tu crois que c’est vraiment utile des robes où tu montres toujours tes seins, ton cul, et surtout... surtout (elle leva un index péremptoire) des robes avec lesquelles on ne doit jamais porter de sous-vêtements ? Ça ne t’ennuyait pas bigrement, au moins une fois par mois ?
Musilla se sentit rougir. Zorah poursuivit, mais sa voix était déjà moins enjouée :
— Et moi... Toujours à poil, avec juste un manteau noir. Tu crois que c’était pratique ? Et le ventre glabre des reines. Les pauvres, à se faire torturer au nom d’une prétendue pureté. Musilla, tout ça, c’était des tas de sottises. Un jour, je t’expliquerai...
Musilla – qui portait une tunique très sobre – acquiesça. Un moment passa. Les loups de la forêt d’Alkoviak étaient apparus et suivaient les deux femmes, comme de bons gros chiens.
— Où sont les enfants ? demanda enfin Musilla.
— Là où ils sont le plus utiles pour l’instant. Auprès d’Alithan, chez le roi Gaur.
— Pour le protéger ?
Zorah eut un sourire.
— Exactement... Ce petit prince m’est extrêmement utile. En fait, il est la clef de toute cette histoire. C’est grâce à lui qu’Arasoth succombera...
Elle cessa de sourire. Musilla la regardait attentivement.
— Mais tu n’es pas du tout certaine qu’en fin de compte il succombera, dit-elle.
Son amie ne répliqua pas.
*
**
Kohr Varik contemplait pensivement le soleil, qui se levait sur les hautes terres de son comté. C’était cette région qu’il préférait, de toutes celles qui formaient son fief. Ce pays rude et sauvage, peu peuplé, difficile d’accès, recelait une âpre beauté qui s’accordait avec son sens de l’esthétique et de l’harmonie. Kohr était un homme de la terre, des campagnes et des forêts. Il ne prisait ni l’affectation, ni l’étiquette des cours seigneuriales, encore moins les intrigues et les faux-semblants qui formaient le quotidien de l’existence de ses pairs.
Le bruit de la cascade résonnait derrière lui tel un chant. Il se retourna. Lynn se dévêtait. Il la contempla, songeur. Son épouse était toute grâce et délicatesse. Il savait pourtant quelle force de caractère se cachait sous sa fine silhouette et la modestie de son allure. Il savait aussi son abnégation. Elle avait été admirable en apprenant qu’Alithan, le fils cadet de la reine Elka – et désormais seul héritier légitime du trône de Vonia – était aussi le fils de son mari, ce fils qu’elle ne pouvait lui donner. N’importe quelle autre femme en aurait été désespérée ou folle de rage. Sans doute d’ailleurs avait-elle ressenti un chagrin intense, il la connaissait assez pour ne pas en douter. Pourtant, elle ne s’était pas révoltée contre cette injustice des dieux. Elle l’avait acceptée. Mieux... Comprenant que ce fils d’Elka et de Kohr avait une importance capitale pour le devenir du royaume, mais aussi pour l’alliance entre le trône et la maison de Varik, elle avait affirmé son attachement à la reine – qu’elle avait pourtant haïe autant que faire se pouvait. Un attachement qui était allé jusqu’à l’étreinte physique.
Kohr sourit. Il n’était pas prêt d’oublier ce qu’il avait ressenti à faire l’amour avec les deux femmes qu’il aimait le plus au monde !
Lynn entra dans la vasque sous la cascade et s’immergea jusqu’à la taille. Son visage demeurait aussi calme que si elle s’était trouvée dans la douceur d’une étuve, et non pas dans de l’eau glacée. Kohr se dépouilla à son tour de sa chemise et de ses braies pour la rejoindre. Il alla se placer directement sous le flot, laissant l’eau choir sur ses épaules du haut du roc. Pendant un instant, il put à peine respirer. Puis une intense sensation de chaleur le saisit, à mesure qu’il dominait les frissons de sa chair et, par la force de sa volonté parvenait à s’évader de lui-même.
Les deux jeunes gens restèrent de longues minutes immobiles, figés dans l’eau froide, leur souffle se ralentissant, leurs yeux s’ouvrant sur un vide intérieur. Enfin, se secouant, ils revinrent à la vie. Lynn se dressa et, légèrement titubante, sortit du bassin. Kohr l’imita.
Saisissant des brassées de genêt, ils se mirent à se flageller mutuellement afin de réchauffer leurs membres glacés. Ils n’arrêtèrent que lorsque leur peau fut devenue toute rouge. Le souffle court, ils s’agenouillèrent alors dans l’herbe, l’un en face de l’autre.
Ils se regardèrent longuement. Puis, sans rien dire, Kohr attira sa femme sur sa poitrine. Ils s’embrassèrent, s’allongèrent doucement et s’étreignirent, sans parler. Puis ils firent longuement l’amour. Enfin, repus, ils se désunirent. Lynn s’assit, le souffle encore rauque du plaisir pris et donné. Elle arracha une herbe et la mordilla.
— Que va faire Ethi ? demanda-t-elle soudain.
Kohr se haussa sur un coude. Il ne répondit pas tout de suite. Mais quand il parla, le ton de sa voix trahit sa préoccupation :
— Je n’en sais trop rien. On ne peut prévoir comment il va réagir. Tout ce que je puis te dire, c’est qu’il me faut me tenir prêt à me battre.
Lynn acquiesça. Kohr l’observait attentivement.
— Est-cela qui te préoccupe tant, depuis quelques jours ? Tu sembles... loin de tout.
La jeune femme baissa la tête.
— Oui, sans doute..., murmura-t-elle.
Kohr attendit, mais elle n’ajouta rien. Son époux se leva, passa ses braies.
— Il faut rentrer, dit-il. Il se fait tard, et demain, je dois aller inspecter mes troupes. Tu viens ?
Lynn secoua la tête.
— Pas tout de suite... Je veux rester un peu ici. J’aime beaucoup cet endroit.
Kohr fronça les sourcils.
— Comme tu veux, maugréa-t-il. Mais ne te laisse pas surprendre par la nuit. Il peut y avoir des loups.
Sa compagne sourit. Toute nue, accroupie sur la mousse, elle apparut à cet instant fragile, presque misérable, à son géant de mari.
Il se détourna, sauta sur son cheval, qu’il montait à cru, leva la main et talonna l’animal. Elle répondit à son salut...
Lynn resta assise sans bouger pendant un très long moment. Elle semblait perdue dans ses pensées, et ces pensées ne devaient rien avoir de réjouissant à en juger par l’expression de tristesse, presque de désespoir, qui passa à plusieurs reprises dans son regard. Enfin, elle se leva. Elle alla se camper au bord de la vasque, se laissant asperger par le nuage d’embruns que soulevait la cascade.
— Dame d’Alkoviak, peux-tu m’aider ? demanda-t-elle soudain.
Elle attendit. Mais nulle apparition miraculeuse ne se manifesta. La chute d’eau grondait toujours, et seul le vent faisait bouger et bruire les feuilles des arbres alentour.
— Dame d’Alkoviak, gémit Lynn, ce n’est pas possible... Pourquoi m’abandonner ? Je suis malheureuse... Je l’aime tant...
Elle se mit à pleurer.
— Zorah, reprit-elle, tu peux le comprendre. Tu l’aimes, toi aussi, je le sais... Alors... je t’en prie... Donne-moi le courage de lui parler.
A nouveau, de longues minutes s’écoulèrent. La Dame d’Alkoviak restait muette. Lynn tomba à genoux, tendit les bras vers l’eau en un geste de supplique.
Un moment s’écoula encore, puis elle se releva et, le visage morne, saisit ses vêtements et se rhabilla. Ensuite de quoi elle monta à cheval. Les épaules voûtées comme si elle devait supporter un poids infini, elle s’engagea sur le sentier menant, à travers bois, au castel.
*
**
Elka de Tehlan s’arracha à la contemplation d’Alithan qui, penché sur un parchemin, semblait en étudier attentivement le texte. Elle esquissa un haussement d’épaules. Ce n’était pas possible. Son fils n’avait pas quatre ans. Il ne pouvait savoir ce que signifiait l’écriture. Et pourtant... Depuis qu’elle l’avait rejoint en ce très secret monastère perdu dans une campagne désolée du royaume de Tehlan, Elka s’émerveillait sans cesse de son intelligence, de ses dons d’observation et de raisonnement. Rien ne semblait pouvoir échapper à sa perspicacité et, plus d’une fois, lors de ses discussions avec sa mère, il l’avait prise en défaut en lui faisant impitoyablement sentir ses erreurs. Ne lui avait-il pas dit, le lendemain du jour où, à son retour clandestin dans le pays de son père, elle l’avait enfin retrouvé :
« — Je sais que vous préfériez mon frère Moati, mère... Mais je m’efforcerai de vous rendre heureuse pour deux. »
Alithan avait raison. Elka avait toujours préféré son fils aîné, pour de simples raisons dynastiques. Moati aurait dû régner. Il avait reçu les soins les plus attentifs, les meilleurs précepteurs, les plus beaux jouets, les vêtements les plus précieux. Aujourd’hui prince en exil, Alithan faisait comprendre à sa mère qu’il n’avait jamais rien ignoré de cet état de fait, mais que les choses avaient changé !
Elka s’approcha de l’étroite meurtrière par où passait un rayon de soleil. Elle regarda à l’extérieur. Le champ de vision était étroit, n’embrassant qu’une partie des murs du monastère et, au-delà, une prairie qui montait en pente douce vers la forêt. Elle étouffa un soupir. Elle ne pouvait se départir de l’impression d’être prisonnière. Sans doute cette retraite était-elle pour elle la meilleure garantie de sa sécurité et de celle d’Alithan ; sans doute ceux qui avaient fait assassiner Moati cherchaient-ils à retrouver son fils cadet pour lui faire subir le même sort...
Elle crispa le poing et ses yeux étincelèrent de haine. Ceux qui avaient fait assassiner Moati... Elle n’avait pas le moindre doute sur leur identité. C’était Ethi de Xanta et sa chienne d’épouse ! Les charognards s’étaient jetés sur sa couronne, mais ils devaient bien savoir que leur pouvoir ne serait établi que lorsqu’ils auraient pu contempler son cadavre et celui d’Alithan !
Un instant, Elka se laissa aller à imaginer les doutes qui devaient ronger ses ennemis à la pensée qu’elle pouvait être encore vivante, et son fils avec elle. Mais elle n’avait pas un caractère à se contenter de rêveries vengeresses... Il valait mieux qu’elle pense aux premiers contacts – secrets – qu’elle s’apprêtait à nouer avec certains seigneurs susceptibles de l’aider à reconquérir son trône.
Elka ne voulait pas se leurrer. Elle savait ne plus représenter grand-chose. Son seul atout était sa légitimité. Sinon, elle était pauvre, elle était femme, elle était traquée. Elle n’existait que par le bon vouloir de son père, le roi Gaur de Tehlan. Encore ce dernier n’avait-il pas semblé très heureux qu’elle se réfugie auprès de lui. Elle avait encore, vive en son âme, la blessure ressentie lorsqu’elle l’avait rencontré en arrivant du comté de Varik déguisée en paysanne, à demi morte de faim et de fatigue. Elle avait dû déployer des trésors d’ingéniosité pour qu’on accepte de l’introduire auprès de Sa Majesté... Gaur avait été stupéfait qu’elle soit encore en vie, réjoui juste ce qu’il fallait, mais surtout ennuyé qu’elle soit venue le voir. Elle avait dû lui apprendre qu’Alithan était à Tehlan – il l’ignorait et ne s’en préoccupait pas –, et le supplier de les cacher, au moins un temps, en son royaume. Dans un sens, elle comprenait les réticences de son père. Si les Voniens apprenaient qu’il donnait asile à leur reine déchue, ils risquaient d’en prendre ombrage. Gaur de Tehlan avait des ennuis sur ses frontières avec les pays barbares. Il ne désirait pas devoir soutenir un nouveau conflit avec Vonia... Mais qu’il était dur, pour une fille, de se voir ainsi boudée par son père !
Gaur l’avait pourtant recueillie, après avoir longuement conféré avec elle, mais à la condition que sa présence n’entraîne aucun désagrément pour Tehlan. Il avait exigé qu’elle se retire en un lieu secret, avec son fils, et qu’elle s’y fasse oublier, au moins le temps que ses affaires s’arrangent avec les tribus hostiles.
« — Mais après, avait demandé Elka, m’aiderez-vous à reconquérir le trône d’Alithan ? »
La réponse du roi avait été évasive.
« — Ma fille, avait-il dit, si vous aviez régné et gouverné avec un peu plus de discernement et un peu moins d’autorité, vous n’eussiez pas été vaincue par des seigneurs rebelles et réduite à mendier auprès de moi pour simplement manger ! »
Elka avait été souffletée dans son orgueil par ces dernières paroles. En d’autres temps, elle aurait répondu vertement à son père. Elle aurait même pu lui faire la guerre... Mais la défaite et l’humiliation lui avaient appris beaucoup de choses... Et l’attitude de Lynn et de Kohr également. Elle avait baissé la tête et s’était agenouillée devant le roi. Puis elle avait eu un geste oublié depuis sa petite enfance. Un geste auquel nul n’aurait pu s’attendre, Gaur moins que quiconque. Elle avait ouvert sa chemise, dénudé son dos et, tendant sa ceinture à son père, avait soufflé :
« — Corrigez-moi, sire, car j’ai été inconséquente et vous seul avez le droit de lever la main sur moi... »
Ebahi, Gaur était resté figé, la lanière de cuir entre les mains. Puis il l’avait levée et l’avait laissée retomber sur les épaules de sa fille, une seule fois.
« — Je vous entends, Elka, avait-il déclaré, radouci. Il serait inconcevable que vous n’oeuvriez point pour rétablir votre fils sur son trône. Toutefois, le moment n’en est pas encore venu. Je vais vous offrir une retraite où vous serez en sécurité, le prince et vous, et assurerai votre subsistance. Mais je ne déclarerai pas la guerre à Vonia. »
C’était sec et péremptoire, et Elka avait compris que son père ne reviendrait pas sur sa décision. Elle s’était inclinée, amère mais non découragée. Elle avait conservé à Tehlan de nombreuses relations de sa jeunesse, seigneurs à présent assis en leurs fiefs et qui seraient susceptibles de l’aider. A peine en son monastère, elle avait entrepris, en cachette de Gaur autant que d’éventuels espions Voniens, usant de mille précautions, de les contacter. Tâche difficile. Pourtant, lorsqu’elle songeait à Kohr et à Lynn, elle se sentait encouragée. Eux ne l’abandonneraient pas. Eux à qui elle avait déclaré la guerre, dont elle avait exigé qu’on lui apportât les têtes...
— Maman, dit tout à coup Alithan, j’ai vu des enfants, la nuit dernière...
Tirée de ses pensées, Elka se tourna vers son fils.
— Des enfants ? Quels enfants ?
Alithan montra le rideau qui masquait tout le fond de la pièce et derrière lequel se trouvait leur lit.
— Ils étaient là ; ils nous regardaient dormir.
Malgré elle, Elka ne put s’empêcher de scruter l’étoffe. Bien entendu, nul ne se cachait dans ses plis. Alithan avait rêvé. Mais elle ne voulut pas briser son rêve. Et puis il lui était agréable de converser avec lui.
— Et t’ont-ils parlé ? interrogea-t-elle en souriant.
Le prince acquiesça gravement :
— Oui... dans ma tête.
— Dans ta tête ?
— Ils n’ouvraient pas la bouche, parce que vous dormiez et qu’ils ne voulaient pas vous réveiller. Alors ils ont parlé dans ma tête.
Elka s’agenouilla devant Alithan.
— Et qu’est-ce qu’ils t’ont dit ?
— Qu’à Vonia, nous avions un ennemi très cruel et que nous devions faire très attention à nous.
Une fois de plus, la jeune femme fut saisie par le sérieux des propos mais aussi du ton de son fils. Devait-elle éluder, lui raconter une fable ? La lueur qui brillait dans les yeux d’Alithan l’en dissuada.
— C’est vrai, reconnut-elle. Ethi de Xanta...
— Il ne s’agit pas de lui.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Mais... de qui, alors ?
— Ce n’est pas un homme. Ce n’est même pas un dieu... C’est un monstre qui se terre sous le palais royal et qui rend fous tous les humains. Il veut vous tuer et me posséder... Il veut régner sur le monde.
Un froid glacial coula dans les veines d’Elka. Impulsivement, elle saisit les mains de son enfant.
— Ce monstre..., sais-tu qui il est ?
— C’est Arasoth.
Elka avait de la peine à maîtriser le tremblement qui l’agitait.
— Et... il se trouve sous le palais ?
— Oui... Dans un sanctuaire inaccessible. C’est de là qu’il agit sur les hommes. C’est à cause de lui qu’il y a eu la guerre... C’est à cause de lui que Moati est mort... C’est sous son emprise que vous vous êtes donnée à messire Mussidor et que vous avez ordonné que mon père fût assassiné.
Elka recula, foudroyée. Ce n’était pas possible ! Alithan ne pouvait savoir... Aliès Mussidor avait emporté leur secret dans la mort... C’était un cauchemar...
Ce n’était pas un cauchemar. Les yeux du garçonnet étaient bien trop réels. Livide, la jeune femme se laissa glisser le long du mur nu, se tordant les mains. Alithan jouait avec son parchemin.
— Et... que t’ont encore dit... ces enfants ? murmura la reine d’une voix à peine audible.
— Que c’est Arasoth qu’il faudra abattre... Tant qu’il existera, la guerre régnera sur Vonia et je ne pourrai coiffer la couronne qui me revient.
— Mon fils...
Une force irrésistible fit courber la tête à Elka devant le jeune prince.
— Relevez-vous, ma mère, dit l’enfant. Vous avez commis de grands crimes, mais ils s’expliquent par la possession démoniaque dont vous étiez l’objet. Aujourd’hui, vous en êtes délivrée...
Tout à coup, son regard changea. Il eut un large sourire qui le fit à nouveau ressembler à un bambin. Agitant le parchemin, il mit son pouce dans sa bouche et gazouilla :
— Tu me racontes une belle histoire, dis ?
Elka poussa un profond soupir. Elle regarda tout autour d’elle, l’estomac noué d’angoisse. Etaient-ils donc tous les jouets de forces qui les dépassaient ?
Quand tout cela cesserait-il ?
*
**
A de nouvelles règles du jeu, il fallait répondre par une nouvelle stratégie. C’était là la conclusion à laquelle Arasoth était parvenu. Du fond de sa crypte, le dieu mort-vivant avait analysé la situation. Zorah d’Alkoviak avait repris le contrôle de la partie. Pour l’heure, il se trouvait en état d’infériorité. Ces maudits enfants, dotés de pouvoirs qu’il ne possédait pas lui-même, le mettaient en échec. Ils lui avaient ravi Alithan, avaient protégé dame Aleka et, maintenant, montaient une garde vigilante autour d’Elka de Tehlan. En outre, par leur action auprès de ses disciples, ils avaient grandement atteint son prestige, démontrant que la magie d’Alkoviak était au moins aussi puissante que la sienne. Il avait suffi qu’ils fassent périr de façon fort spectaculaire plusieurs de ses prêtres, qu’ils accomplissent des miracles aux dépens de son culte, pour que les foules versatiles commencent à se détourner de lui. Oh, certes, le nombre de ses fidèles restait considérable, mais l’expansion de sa religion n’était plus aussi foudroyante qu’une année plus tôt. Et un certain nombre de ses ouailles en étaient revenues à leur prime croyance. Ceux-là, Arasoth se promettait de les châtier de manière exemplaire...
Enfin, somme toute, ces contrariétés étaient de peu d’importance. Le démon se souvenait de sa chute, deux mille ans plus tôt. Les hommes étaient encore plus rudes et brutaux. Ils s’étaient affranchis de son pouvoir et l’avaient mis à mort, parce qu’il s’était montré trop pressé de les asservir, qu’il n’avait pas su asseoir sa magie sur des bases suffisamment solides. Il ne commettrait pas la même faute.
La magie d’Arasoth reposait sur le sang et la mort. Un grand nombre d’humains étaient déjà morts, avaient versé leur sang pour lui. Il ne lui en avait pourtant pas apporté assez.
Arasoth savait quel sang serait assez puissant pour lui conférer l’invincibilité. Il en avait soif. Il l’attendait. Il le boirait. Et alors...
L’Enfant Unique lui viendrait immanquablement, car c’était inscrit dans son destin. L’enfant serait sa proie, aussi vrai qu’existait la mort, qu’existaient la vie, l’au-delà et le néant. Il lui viendrait, et lui s’en repaîtrait.
Et il anéantirait la Dame d’Alkoviak et régnerait jusqu’à la fin des temps.
Arasoth n’avait plus besoin de sa dépouille humaine, défroque de chair devenue inutile. Il s’en évada et, pur esprit du Mal, s’éleva dans l’éther.
Au palais, dans la tour basse, le mage Aterna eut un ultime frémissement avant de s’effondrer. La servante simple d’esprit s’approcha de lui et le toucha du bout des doigts. Il était aussi froid que s’il était mort depuis des jours et des jours. La demeurée, sans s’étonner, continua à faire son ménage dans l’antre du sorcier. Quand ce fut fini, elle s’en alla de son pas claudiquant vers le poste de garde.
Ethi Premier de Xanta apprit fort tard le décès du mire royal. Il haussa les épaules. Aterna était mort. Eh bien, l’on nommerait un nouveau mire et la dépouille de l’ancien serait incinérée... On ne dérangeait pas Sa Majesté pour de pareilles futilités !
Sa Majesté avait d’autres soucis en tête...